Quels scénarios d’avenir pour les salles spécialisées ? C’est la question que nous nous sommes posés lors de plusieurs ateliers proposés dans le cadre des deux journées de séminaire Terrains d’Apprentissage, organisées les 20 et 21 octobre 2021 par la cellule BEA.
Ces ateliers, animés par Damien Berthollet (enseignant en sciences de la vie et de la terre), Pascal Mériaux (enseignant en histoire-géographie et chargé de mission à la DRANE de Lyon), Frédérique Pastor (enseignante en arts plastiques) et Alexis Vachon (enseignant en éducation musicale et chargé d’études à l’IFÉ-ENS de Lyon) ont été l’occasion de se projeter hors du cadre bien connu des fameuses « salles spécialisées », d’oublier nos représentations habituelles et de laisser libre cours à nos imaginations, ce notamment à l’aide d’un « jeu sérieux » (ou « serious game » pour les plus anglophiles d’entre nous).
Mais avant d’entrer dans le vif du sujet, qu’entend-on exactement par « salles spécialisées » ? Ce sont les salles nécessitant des équipements et aménagements spécifiques liés à une discipline, qui se définissent donc par opposition aux salles d’enseignement général : les salles de sciences (SPC et SVT principalement), de technologie, d’arts plastiques et d’éducation musicale ainsi que les salles informatiques.
Se projeter au-delà du cadre actuel… des « salles spécialisées »
Il n’est pas toujours évident de se projeter au-delà du cadre de ce que l’on connaît, de ce qui nous est familier. Dès lors quoi de mieux qu’une projection temporelle, une démarche prospective, pour nous sortir du cadre « présent » et explorer ainsi des possibilités futures ?
Un jeu (pas si) sérieux ou pourquoi se projeter « au delà » ?
Cet atelier s’est joué sur chacune des journées de séminaire mais avec des publics différents. Tout d’abord un public d’enseignants du premier et second degré, puis des pilotes de l’éducation nationale ainsi que des représentants de collectivités territoriales.
Son enjeu était double puisqu’il visait, d’une part, à développer une vision holistique des différents enjeux qui se conjuguent lors de la conception d’un espace d’apprentissage (contraintes institutionnelles, économiques, sociales et pédagogiques). D’autre part, il cherchait à impulser une démarche créative et critique autour de la défonctionnalisation des salles spécialisées au sein d’un établissement scolaire.
La démarche créative s’inscrivait dans un contexte prospectif imposé, mais avec une liberté de choix sur les situations à mettre en œuvre afin d’amener chaque groupe à se projeter au-delà du cadre des « salles spécialisées » telles que chacun les connait ici et aujourd’hui.
Prospect’space ou comment repenser les salles spécialisées ?
Pour construire cette démarche créative, quoi de mieux qu’un jeu (sérieux) invitant les participants à se mettre en situation et à imaginer des scénarios ? Pour ce faire, les animateurs ont choisi de s’inspirer du jeu Prospect’Us, un jeu de prospective territoriale créé par Urbalyon, l’agence urbaine de la Métropole de Lyon, et d’en proposer ainsi une libre adaptation : « Prospect’space ».
L’idée est, à travers ce jeu, de proposer des contextes sciemment provocateurs et disruptifs pour engager un changement de paradigme chez les participants et ainsi repenser l’espace d’apprentissage des salles spécialisées telles qu’on les connaît et les pratique aujourd’hui.
Au programme de cet atelier 3 cartes contextes réparties au hasard des 3 tables regroupant chacune entre 3 et 4 participants :
Tout un programme n’est-ce pas ? Une fois le contexte posé, chaque équipe devait choisir entre 6 et 8 cartes avec l’obligation d’en prendre une de chaque couleur, et la possibilité d’une carte « blanche » joker afin de construire un scénario.
Quels ont été les scénarios d’avenir imaginés ?
C’est la question que vous vous posez sûrement. Peut-être avez-vous vous-même quelques hypothèses en tête… Et bien sans plus attendre (roulement de tambour), voici les différents scénarios qui ont pris vie, le temps de ces deux ateliers.
Le scénario « hyperspécialisation »
Le scénario « hyperspécialisation » mène à renforcer la spécialisation des salles afin de développer un aménagement plus performant de ces espaces pour accompagner le travail pédagogique des enseignants. Dans ce scénario, la généralisation de mobiliers plus modulaires permet aux enseignants de renforcer le dispositif pédagogique disciplinaire.
Ce renforcement de la spécialisation des salles pris en charge par la collectivité est cependant pensé dans un processus de réciprocité. Ainsi, une meilleure prise en compte du temps d’occupation des salles avec une ouverture de l’établissement scolaire vers le monde associatif, sportif et culturel est intégrée à la réflexion. Les salles spécialisées (voire les autres salles d’enseignement de l’établissement) deviennent, dans ce scénario, accessibles et utilisables par des tiers. L’établissement devient ainsi un espace de vie au cœur du quartier et propose des espaces et des équipements spécialisés dans une logique d’accès aux ressources financées par l’argent public.
Le scénario « modularité »
Le scénario « modularité » place, comme son nom l’indique, la modularité au cœur du fonctionnement des salles spécialisées, qui ce faisant deviennent en partie défonctionnalisées. L’idée est de partir d’un type de salle spécialisée et de pouvoir dans une salle défonctionnalisée déployer le matériel nécessaire à sa spécialisation. Ainsi, les salles défonctionnalisées deviennent toutes identiques et occupables par différentes disciplines, les enseignants se retrouvant en mesure de les configurer rapidement pour répondre à leurs contraintes spécifiques. Ce fonctionnement nécessite l’installation d’espaces de rangement dédiés en périphérie ainsi qu’une généralisation des outils nomades. Cela permet de renforcer l’autonomie et la coopération des élèves, qui participent à l’installation « en 3 minutes » de la salle avec leur enseignant, et d’améliorer le taux d’occupation des locaux.
Ceci étant, ce scénario soulève des questions en termes de logistique (points d’eau, branchements, mobilité des paillasses qui sont lourdes…) et de sécurité (stabilité de la paillasse sur roulettes). Il pose également la question de l’autonomie et de la gouvernance avec une défonctionnalisation de certaines salles nécessitant probablement de repenser l’emploi du temps voire même (soyons fous et disruptifs) le parcours scolaire.
Le scénario « salle à besoin »
Le scénario de la « salle à besoin » conduit les participants à proposer une solution hybride. Elle est à mi-chemin entre la salle spécialisée et la salle défonctionnalisée. Il s’agit ici de penser les salles de cours en fonction des besoins auxquelles elles répondent. Ces salles mutualisées entre les différentes disciplines apportent des solutions spécifiques. Ainsi une salle répond au besoin en eau avec des lavabos facilement accessibles, une autre comporte des qualités acoustiques nécessaires au spectacle vivant ainsi qu’aux cours nécessitant l’oralisation de l’enseignement, et une dernière possède un accès simplifié à l’électricité et au gaz avec un espace « labo ».
Chacune de ces salles à besoin se retrouve équipée de parois mobiles permettant de modifier à loisir ses dimensions. Ainsi les enseignants peuvent aisément passer de petits espaces à de grands espaces, ouvrant la voie à des groupes d’élèves à géométrie variable et également à des modalités d’enseignement différentes comme la co-intervention.
Il n’y a donc, dans ce scénario, plus de discipline « propriétaire », le bâti et le mobilier répondant désormais à des besoins techniques ou à des besoins de dispositif pédagogique spécifique.
Le scénario « spatio-temporel »
Le scénario « spatio-temporel » intègre le paramètre temporel au cœur de ses réflexions de réaménagement spatial des salles spécialisées. Il suppose que le fait de repenser l’espace scolaire conduit à repenser également le temps scolaire.
Deux scénarios distincts ont émergé de ces réflexions. Le premier propose de libérer les élèves à 14h et de réduire le temps de congés scolaires. Ce faisant, le réfectoire peut être récupéré, cloisonné et utilisé pour faire classe et ainsi optimiser l’espace. Les personnels de ménage, quant à eux libérés du réfectoire, peuvent nettoyer les différentes salles, et notamment les salles spécialisées, ce qui permet de pouvoir tourner plus facilement dans les classes. Dans ce scénario, les salles spécialisées sont conservées mais peuvent être occupées pour un autre enseignement disciplinaire.
Le second scénario imaginé articule, quant à lui, encore davantage les notions de temps et d’espace en proposant la mise en place d’un système de co-modalité avec des temps transmissifs en distanciel et des temps d’accompagnements en présentiel. Ce faisant, l’enseignement n’est plus pensé en termes de spécialisation disciplinaire – donc dans des salles spécialisées – mais plutôt autour de projets articulant les différentes connaissances disciplinaires dans les différents espaces de l’établissement, requérant flexibilité et coopération afin d’explorer toutes les fonctionnalités possibles.
Le scénario « co-animation et multi-espaces »
Le scénario « co-animation et multi-espaces », partant de l’idée d’abandonner l’organisation par disciplines au profit d’un enseignement autour des compétences du 21ème siècle, a imaginé la suppression de la salle spécialisée au profit d’une diversification des espaces dans lesquels des activités pédagogiques diverses et variées sont possibles. Cette transformation implique la mobilisation des acteurs institutionnels et un investissement tant sur le plan humain que technique.
Ce scénario nécessite un moins grand nombre de salles d’enseignement (général ou spécialisé) dans les établissements scolaires mais en revanche des salles plus grandes. Ces salles, conçues pour être flexibles et modulaires et disposant d’outils nomades, permettent d’avoir plusieurs enseignants et donc plusieurs enseignements par classe. Cela suppose de former les enseignants pour les accompagner dans cette technique de co-animation généralisée et de réformer les programmes et passerelles entre les disciplines telles qu’on les connaît aujourd’hui.
Mais alors, quel(s) avenir(s) pour les salles spécialisées ?
La plupart des scénarios construits lors de ces deux temps d’atelier ont placé l’intention pédagogique au centre. On voit bien que lorsqu’on touche à une salle, on se retrouve face à des questions systémiques allant bien au-delà de « je veux des poufs », comme le souligne Pascal Mériaux, l’un des animateurs.
On observe également que lorsqu’on aborde le sujet de l’architecture scolaire, la question de la temporalité est centrale ; certains groupes ont d’ailleurs spontanément inclut la question des emplois du temps dans leurs réflexions sur le réaménagement spatial. On s’aperçoit aussi que la notion de l’espace interroge le fonctionnement en « tuyaux d’orgues » des disciplines du second degré et ses modalités d’exercice. Changer l’espace scolaire implique un changement d’objectif des enseignements. Cela induit une pédagogie de projet permettant de développer « l’agir en compétence » des élèves, répondant ainsi à l’acquisition des compétences du XXIème siècle.
Ces potentiels changements ne sont pas anodins, ce n’est pas un simple coup de peinture sur les murs ou changement de déco(r) des salles spécialisées mais bien un questionnement systémique, aussi bien des modalités de travail des enseignants que des conditions d’apprentissage des élèves.
Les contextes proposés dans le cadre du jeu (sérieux), sciemment provocateurs et disruptifs ont parfois surpris, parfois fait rire (jaune ou pas) à la première lecture les participants de nos ateliers (et peut-être vous aussi). Mais il ont aussi et surtout permis d’imposer un changement de paradigme afin que personne ne reste sur ses représentations et d’ainsi rebattre les cartes des salles spécialisées. Maintenant, seul l’avenir nous dira comment ces dernières seront transformées, ou non.