Dans le cadre du projet IDMAN, le lycée général et technologique La Martinière Duchère de Lyon travaille depuis 2015 sur le réagencement de différents espaces : salles de classe, Centre de Documentation et d’Information, hall, foyer et cafétéria des élèves… Concernant les espaces d’enseignement, des modifications importantes ont été apportées à un ensemble de salles de classe – sciences et langues notamment -, mais aussi des salles simplement défonctionnalisées utilisables pour l’ensemble des disciplines générales. Une réflexion spécifique a été menée sur la place et la signification du bureau du professeur, allant jusqu’à sa possible disparition dans ces salles entièrement repensées et reconfigurées.
Pascal Mériaux, enseignant d’HGEMC, chargé de mission à la DRANE de Lyon, membre de la cellule BEA et du réseau ELiAN, a présenté son point de vue ainsi que des éléments de retour d’expérience à l’occasion d’une communication lors du Colloque international en éducation (CRIFPE), en avril 2021. Selon lui, l’idée de faire disparaître le bureau du prof part de trois postulats.
Qui a eu cette idée folle… de faire disparaître le bureau de l’enseignant ?
Le premier postulat est que l’enseignant est un être géographique qui se construit dans un rapport au monde mais aussi dans un rapport individuel à l’espace de la classe. La façon dont un enseignant investit ou configure lui-même l’espace spatial et physique de la salle dans laquelle il enseigne est loin d’être neutre et demande à être pensée. Il invite ici à consulter des ouvrages comme L’Homme et la Terre. Nature de la réalité géographique d’Eric Dardel (PUF, Paris, Nouvelle Encyclopédie philosophique, 1952) ou encore Aux frontières du travail enseignant. Géographies de professionnalités mouvantes de Thierry Philippot et Jean-François Thémines (PU Rouen, 224p 2021)
Le deuxième postulat est que la salle de classe est un espace géographique mais aussi un espace écologique. Les « habitants » de l’espace « salle de classe » établissent des relations les uns avec les autres et se déplacent pour trouver et activer des ressources. Il y a des interactions entre individus, mais aussi des interactions entre les individus et l’espace dans lequel ils se trouvent et conduisent des activités. La salle de classe peut donc également être décrite comme un territoire – ou comme un ensemble de sous-territoires en interrelations -, et en ce sens répond à la définition d’une construction sociale et d’un espace géopolitique. En s’appuyant sur les travaux de Pascal Clerc sur la géographie de la salle de classe, on est ainsi conduit à prendre en compte la classe comme un objet géographique et à s’interroger sur la géopolitique de la salle de classe.
Enfin, le troisième postulat incitant à repenser la place et la signification du bureau enseignant au sein de la salle de classe découle de notre monde en forte mutation à l’ère du numérique. Celui-ci amène des transformations notoires des rapports sociaux et du rapport au savoir. Les élèves sont des « X-men », apprenants en mutation, et dont le rapport aux apprentissages se transforme rapidement comme le souligne Michel Serres dans son essai Petite Poucette (Le Pommier, 2012) : « Désormais la tête étêtée de Petite Poucette diffère des vieilles, mieux faites que pleines. N’ayant plus à travailler dur pour apprendre le savoir, puisque le voici jeté là, devant elle, objectif, collecté, collectif, connecté, accessible à loisir, dix fois déjà revu et contrôlé, elle peut se retourner vers le moignon d’absence qui surplombe son cou coupé ».
C’est à partir de ces trois postulats que des enseignants ont réfléchi et expérimenté autour de la question suivante : « que se passe-t-il dans la classe si on fait disparaître le bureau du professeur ? ».
La classe, un territoire géopolitique
D’une chaire centrale régnant sur le « territoire classe »…
De sa position d’historien-géographe, Pascal Mériaux explicite sa réflexion sur la place du bureau dans une salle de classe « traditionnelle », c’est à dire configurée en rangs d’autobus.
Historiquement, le bureau de l’enseignant est le lieu du pouvoir et le lieu du savoir, celui d’où l’on instruit. C’est un espace qui domine l’assistance et qui fait la jonction entre le ciel et la terre. C’est aussi un lieu permettant le contrôle, la surveillance. On parle de « chaire du professeur ». Il est d’ailleurs amusant de constater que le vocable de « chaire » apparait aujourd’hui encore dans les catalogues de fabricants de matériel scolaire pour désigner les gammes de bureaux dédiés aux enseignants.
Cette chaire, constituant le « cerveau » de la salle de classe, organise fortement l’espace. En géographie, elle constitue ce qu’on appelle un centre, en relation plus ou moins forte avec des périphéries. Sur le plan de la salle de classe proposé par Pascal Mériaux, différentes périphéries apparaissent, plus ou moins intégrées, avec des fronts et des frontières.
- Le No man’s land est un espace à proximité immédiate du bureau du professeur, rarement occupé – en tout cas spontanément – par les élèves
- À proximité relative du bureau du professeur, la périphérie intégrée où se positionnent les « très bons élèves »
- Au milieu, la périphérie en cours d’intégration, rassemblant la plupart du temps les élèves « hésitants à choisir leur camp »
- Au fond, les rangées figurant la périphérie éloignée, avec les élèves qui ne s’intéressent pas ou peu au savoir dispensé et qui se placent ainsi à la marge.
La circulation des flux d’information dans la salle de classe est fortement liée à la disposition de la chaire et des périphéries.
Une vision de ce type de salle de classe sous forme d’anamorphose transforme ce constat en proportions ou plutôt en disproportions : 25% de la surface utile est dévolue à l’enseignant seul, les élèves se partageant les 75% restants. Dans la conquête du territoire de la salle de classe, l’enseignant semble bien s’être approprié la part du lion…
… à un espace multipolaire de circulation des savoirs
La suppression du bureau de l’enseignant, dans plusieurs des salles de cours réaménagées au lycée La Martinière Duchère, a pour conséquence de déplacer l‘enseignant et de le situer lui aussi dans les zones périphériques. L’idée directrice de cette expérimentation est de créer un espace multipolaire, comportant non plus un seul mais plusieurs pôles de savoirs. Ce qui provoque une transformation des mobilités – des élèves et de l’enseignant -, et aussi une modification des flux d’information.
Le tableau, lui, s’en trouve désacralisé et devient un espace de mutualisation et de partage. Et ce d’autant plus que les surfaces d’écriture et donc de partage des savoirs sont démultipliées par l’installation de tableaux sur les deux ou trois pans de murs disponibles.
Dans le schéma ci-dessous, l’espace réservé à l’enseignant est fortement réduit et positionné dans un coin de la salle, constitué d’une simple desserte ou d’un petit meuble pour qu’il puisse poser ses affaires. Et il n’y a plus de tableau central, deux tableaux additionnels ayant été ajoutés. Les tables modulables permettent aux élèves de s’organiser différemment selon les activités et de se déplacer plus aisément vers les différents tableaux.
Au final, faire disparaître le bureau du professeur relève bel et bien d’un acte géopolitique. Cela permet de réagencer les lieux de savoirs et les flux de circulation d’information, en lien avec une place et un espace repensé pour les élèves comme pour l’enseignant. Ce faisant, supprimer le bureau du prof conduit à diversifier et à amplifier la circulation des savoirs, du fait de la mobilité facilitée et de la double désacralisation et dépolarisation du savoir magistral.
Cette évolution peut toutefois s’avérer déstabilisante pour l’enseignant, qui est amené à faire fortement évoluer sa posture et sa gestion de classe. Les travaux menés dans le cadre du projet de recherche collaborative du LéA ELiAN interrogent le rapport spatial de l’enseignant à sa classe, les registres d’action pratiqués dans cet espace reconfiguré et les relations qu’il établit au sein de ce territoire réagencé. Il est en effet toujours indispensable d’accompagner la transformation des espaces scolaires par des approches réflexives et par des actions d’accompagnement au développement professionnel. En ce sens, supprimer le bureau de professeur ne suffit pas à créer des conditions favorables aux apprentissages, mais cette suppression permet de favoriser la réflexion sur les pratiques pédagogiques et sur le rôle que joue l’espace géographique et donc celui de la classe dans la construction des individus et de leur rapport aux savoirs.